L’essor des plantations

 

 

Au cours des décennies qui suivirent la Conquête, les cacaoyères amérindiennes ne changèrent guère de mode de fonctionnement. « Certes, des encomenderos de la côte du Pacifique, dans le Mexique méridional et en Amérique centrale, vers Zacatula, Acapulco, les régions chaudes d’Oaxaca, puis la façade de la côte entre Soconusco et Sonsonate au Guatemala et au Salvador, exploitaient des plantations par repartimiento de paysans indiens ou par esclaves noirs », explique Georges Baudot. Néanmoins, les plantations demeuraient en partie sous le contrôle des paysans qui en avaient assuré l’exploitation jusqu’à l’arrivée des Espagnols. Là était la richesse des villages qui payaient souvent leur tribut en « charges » de cacao. Les problèmes devaient surgir avec la fin du XVIe siècle, en grande partie consécutifs à l’implantation espagnole : diminution de la main-d’œuvre, accroissement de l’insécurité dans les campagnes, manque d’entretien et de régénération des cultures vieillies, notamment. La production de cacao s’en trouva entravée ; de nombreuses plantations furent abandonnées. Mais, bien que considérablement réduite, la production de ces territoires resta réputée. L’exemple le plus remarquable fut le Soconusco, qui, lors de la Conquête, produisait le cacao le plus recherché, qui vit sa culture cacaoyère décliner et qui, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, réserva au roi d’Espagne une infime quantité de sa production, désormais fort limitée.

La relève fut assurée par les plantations qui, à partir du XVIIe siècle, se propagèrent dans les zones tropicales. Du fait de leurs conditions climatiques, les îles de la mer des Caraïbes allaient être ainsi devenir domaine du cacao. Pourtant, comme l’indique De Quélus en 1719, certaines contrées partirent de rien : « En 1649, on ne connoissoit encore aux Isles du Vent, qu’un seul arbre de Cacao, planté par curiosité dans le jardin d’un Anglois habitant de l’Isle de Ste Croix. En 1655, les Caraïbes montrerent à Mr du Parquet le Cacaoyer, dans les bois de l’Isle de la Martinique dont il étoit Seigneur ; cette découverte donna lieu à plusieurs autres de même espèce, dans les mêmes bois de la Capesterre (1) de cette Isle ; & c’est apparemment aux graines qu’on en tira, que les Cacaoyeres qu’on y a depuis plantées doivent leur origine : un Juif nommé Benjamin y planta la premiere, vers l’année 1660, mais ce ne fut que vingt- ou vingt-vinq ans après que les habitants de la Martinique commencerent à s’appliquer à la culture du Cacao, & a planter des Cacaoyeres. » De fait, la Martinique accueillit le cacao au milieu du XVIIe siècle. Un certain Benjamin da Costa d’Andrade y aurait instauré à partir de 1660 une culture suivie, à l’essor de laquelle contribua le gouverneur La Varenne. Le R. P. Labat en fait état dans la relation de son Voyage aux Isles : « Nous vîmes à une demi-lieue plus loin la maison de la cacaoyère du sieur Bruneau, juge royal de l’île. Cette cacaoyère et les terres où sont les deux sucreries de ce juge avaient appartenu ci-devant à un juif nommé Benjamin d’Acosta, qui faisait un très grand commerce avec les Espagnols, Anglais et Hollandais. Il crut se faire un appui considérable en s’associant avec quelques-unes des puissances des îles, sous le nom desquelles il acheta les terres que possède le sieur Bruneau. Il planta la cacaoyère, qui est une des premières qu’on ait faites dans les Îles, et fit bâtir les deux sucreries que l’on voit encore à présent. » Conscients de la manne qui leur était ainsi envoyée, les indigènes prirent un soin jaloux de ce « trésor », s’efforçant même de dissimuler les plantations au regard des étrangers. Malheureusement, le terrible ouragan de 1727 vint détruire presque totalement les cacaoyers de l’île. En 1770, le Dictionnaire Portatif de Commerce…, se référant aux destructions massives des cacaoyères que provoqua ce phénomène, observait : « depuis ce temps on n’a pas cherché à la renouveller [la plantation], & la Martinique a cessé de fournir du cacao, en partie parce qu’on a mieux aimé leur substituer des cannes de sucre qu’on trouve être de meilleur rapport, de même que du caffé. » Il s’ensuivit des ruines en chaîne, ressenties jusque dans l’Hexagone. « Dès lors, quantités de colons de la Martinique furent ruinés et les négociants de Bordeaux et de Nantes qui étaient leurs débiteurs perdirent des sommes considérables. », explique Raymond-Marin Lemesle (Le commerce colonial triangulaire). Il fallut ensuite replanter, bien qu’on privilégiât alors les cultures de la canne à sucre et du caféier, de meilleur rapport. Ce qui fut fait avec succès, puisqu’en 1778, on dénombrait 1 430 020 pieds. Trois ans, auparavant, en 1775, cette colonie avait expédié en France 865 663 livres de cacao, qui furent ensuite vendues 605 964 livres douze sols. Cette production, associée à celle de Saint-Domingue, suffisait alors à couvrir la consommation de la métropole.

 

(1) « On appelle ainsi aux Isles le côté du vent qui vient toujours depuis le Nord-est jusques au Sud-est. La partie sous le vent, s’appelle basse-terre. »

C’est vers 1665 que Bertrand Dogeron avait introduit le cacaoyer à Saint-Domingue, et les colons s’étaient lancés avec d’autant plus d’ardeur dans sa culture qu’ils avaient du mal à faire face aux lourds impôts pesant sur le tabac. Mais, comme à la Martinique, les plantations furent anéanties par un terrible ouragan, ici plus tôt, en 1715, et force fut de les recréer. Un demi-siècle plus tard, on recensait 757 691 arbres, et l’île exportait vers la France quelque 600 000 livres de cacao. Dans le dernier quart de ce xviiie siècle où les pays européens tentèrent de s’adapter à cette nouvelle culture, par le biais de leurs colonies d’outre-mer, les Antilles occupaient encore une bonne place parmi les producteurs de fèves. En 1777, la Guadeloupe comptait 449 622 cacaoyers, et Sainte-Lucie, 1 945 712. C’est plus ou moins à cette époque que l’Île de France (Île Maurice) se mit à la cacaoculture. Le botaniste Joseph François Charpentier de Cossigny écrit dans son Voyage au Bengale (1799) : « Quand je revins de l’Inde à l’Île-de-France, en 1759, j’apportai dans cette colonie des graines exotiques que je remis au citoyen Aublet. Il cultivait déjà depuis quelques années, les canneliers de Ceylan et de la Cochinchine, et le poivrier de la côte de Malabarre. Je remis à ce botaniste des gousses de cacao que j’avais cueillies moi-même dans le jardin d’Oulgaret près de Pondichéry, où l’on cultivait avec soin deux cacaoyers, qui prospéraient et que l’on avait fait venir de Manille. Je lui donnai en outre d’autres graines que j’avais apportées de la côte de Coromandel. / Je ne possédais point alors d’habitation. Mes cacaos ne levèrent point ; mais depuis cette époque, on s’est procuré des cacaoyers. Mon correspondant et ami, le citoyen Hubert, en cultive des plantations qui prospèrent à l’Île de la Réunion. » (2) En fait, dans ces deux territoires — Île de France et Île Bourbon —, le cacao aurait été introduit par Pierre Sonnerat (voir plus haut).

Avec la démocratisation du chocolat et son apparition dans le domaine de la gourmandise, le XIXe siècle vit l’extension des plantations, désormais considérées par beaucoup comme une « mine d’or ». Ainsi que l’indiquait le Dictionnaire Portatif de Commerce… (1770), « Le rapport d’une cacaoyère est très-considérable, & la dépense en est assez petite ; vingt Nègres suffisent pour entretenir 50 mille pieds de cacaotiers qui peuvent rapporter, année commune, 100 000 livres pesant d’amandes, lesquelles à 7 sols 6 deniers la livre, qui est le plus bas prix qu’on les vende, produisent 37 500 livres, monnoie de France. » Peu de frais pour un rapport supérieur à celui d’une plantation de canne à sucre ! Cela ne pouvait qu’être tentant. Aussi le cacaoyer fut-il introduit en Afrique occidentale, en 1822, dans les îles de Sao Tomé et de Fernando Pô. Il se propagea ensuite dans tout le golfe de Guinée, avant de « contaminer » le Ghana (1870-1880), la Côte-d’Ivoire (vers 1870), etc. On rêva même d’instaurer cette culture en Afrique du Nord. Ne lit-on pas dans un Magazine Pittoresque de 1834 : « Entre les tropiques, l’arbre se charge de fruits deux fois par an ; mais dans les pays où la végétation ne peut être si continue, il ne produirait plus qu’une seule fois. Cependant, l’épreuve devrait être tentée dans l’intérêt de la colonie d’Alger ; quelques pieds de cacaoyer réussiraient peut-être sur les rivages de l’Afrique, et contribueraient à la prospérité de la France africaine. » (livraison 14.) Mais c’était là méconnaître les exigences de cette culture délicate et, bien évidemment, la tentative d’implantation dans ces régions ne fut pas faite. Quoi qu’il en fût, les plantations paysannes se développèrent d’autant mieux en Afrique noire que, pour se garantir une rémunération régulière, les paysans réservèrent une partie de leurs terres aux cultures permettant d’écouler leurs produits sur le marché national ou à l’étranger — cacao, café, bananes, ananas, etc. La cohabitation entre cultures vivrières et cultures commerciales fut plus ou moins équilibrée selon les régions. Ici, accessoires comme en Guinée forestière, là largement prédominantes comme dans la zone littorale de la Côte-d’Ivoire au Cameroun, les cultures commerciales allaient être appelées à jouer un rôle économique essentiel, et, pour ce qui est de la production de cacao, bientôt assurer au Ghana, au Nigeria et au Cameroun les premier, deuxième et quatrième rangs mondiaux. Si l’attrait du profit ne fut à l’évidence pas étranger à leur essor, elles devaient aussi progresser grâce à l’aide de l’administration, qui, par la création d’organismes de recherches et de coopératives, s’efforça d’encadrer et de structurer ces cultures — par exemple, la station de recherche de Nkolbisson, près de Yaoundé (Cameroun). Quant au recours à des travailleurs pour assister les planteurs, il généra des courants migratoires, par exemple du pays Mossi vers la Côte-d’Ivoire et le Ghana, ou du pays Haoussa vers le pays Yoruba (Nigeria).

(2) Breton né dans le domaine familial de Palma, dans l’Île de France, Cossigny (1730-1809) voyagea dans tout l’Extrême-Orient pour en rapporter des plantes pour son île natale. Il fut député à la Constituante de 1789.

Plantation de Cacao par Goering & Schmidt pour F.E Wachsmuth

(3) Annuaire statistique de la France, ministère du Commerce.

Avec les plantations d’Afrique, jeunes et rigoureusement gérées, une redoutable concurrence surgissait. Les plantations d’Amérique allaient devoir l’affronter, non sans mal, car elles avaient perdu de leur prépondérance. Le café était désormais le premier produit d’exportation dans plusieurs territoires d’Amérique centrale. De plus, au cours du dernier quart du XIXe siècle, la banane se révéla une culture rentable. À cette époque, comme l’indique le docteur Georges Pennetier (1881), l’exploitation du cacaoyer se faisait « en grand sur la côte septentrionale de l’Amérique du Sud, au Brésil, au Pérou, au Chili, dans les républiques de Guatemala, de l’Équateur, à la Trinité, à Haïti, à Cuba, à la Guadeloupe et à la Martinique. Les plantations ou cacaoyères ont une superficie de huit cents mètres carrés et sont entourées de grands arbres destinés à les préserver du vent ». Du côté des colonies françaises des Caraïbes, la production n’était déjà plus ce qu’elle avait été. Les chiffres sont révélateurs : on exporta, en 1872, 342 691 kg de la Martinique et 102 933 kg de la Guadeloupe. Le rendement des plantations de Guyane française n’était guère plus satisfaisant que ces résultats antillais : 32 929 kg exportés en 1871. Le cacao de ce terroir était pourtant recherché pour son onctuosité, qui permettait, dans les mélanges, de compenser la sècheresse des cacaos de Caracas. Mais cette production devait encore régresser… En 1884, les colonies françaises possédaient 1 434 hectares de cacaoyères, dont 693 à la Martinique, 397 à la Guadeloupe, 244 à la Guyane française et 100 à La Réunion (3). Avec une production de 230 000 kg pour la Martinique, 164 287 kg pour la Guadeloupe, 18 300 kg pour la Guyane française et 800 kg pour La Réunion.

Au tournant du XXe siècle, néanmoins, la demande en cacao se faisant croissante et les cultures de café et de bananes ayant été affectées par divers problèmes (fluctuations des prix, maladies), le cacaoyer connut un nouvel essor. Nicaragua, République Dominicaine, Jamaïque… Devenues quasiment inexistantes dans les contrées où la cacaoculture avait vu le jour, les plantations gagnèrent alors de nouvelles terres. Au cours du XXe siècle, les cacaoyères africaines souffrirent des guerres civiles à répétition et ne furent pas véritablement entretenues — cette situation devait se poursuivre même au début du XXIe en Côte-d’Ivoire. Alors qu’elles fournissaient 74 % de la production mondiale en 1960, ce taux tomba à 56 % au début des années 1990. Parallèlement, la part de production des cacaoyères américaines resta relativement stable : 24 % en 1960, 27 % au début des années 1990. En revanche, le Sud-Est asiatique vécut un extraordinaire boom cacaoyer. Malaisie et Indonésie s’imposèrent parmi les six premiers producteurs mondiaux.

Si, selon l’I.C.C.O., en 2012, Côte-d’Ivoire et Ghana fournissaient à eux deux 52 % du cacao mondial, il semble que les effets du changement climatique se sont déjà faits ressentir depuis 2010, la production ayant eu à souffrir de précipitations irrégulières nuisant à la maturation des cabosses. Plus grave encore, certains scientifiques, et non des moindres, s’inquiètent de l’avenir réservé à la culture cacaoyère. Les terres s’y prêtant devraient diminuer de 40 à 70 % d’ici à 2050. Une étude effectuée par le CIAT (Centre international de l’Agriculture Tropicale) a, en effet, indiqué que la hausse de température de 2 °C prévue par le GIEC (Groupe d’Experts Intergouvernementaux sur l’Évolution du Climat) allait affecter la qualité des terres, favoriser l’évapotranspiration de l’arbre et, en conséquence, réduire la quantité d’eau à sa disposition. D’où une production moindre. « Les plantations actuelles, aménagées à une altitude comprise entre 100 et 250 mètres, vont à terme être déplacées à 450-500 mètres. Mais à cette altitude, seules 10 à 30 % des terres seront adaptées à la culture du cacao ! », précise un article de Sciences et Avenir (n°779, janvier 2012). Lequel cite l’intéressant constat d’un chercheur du CIAT, Armano Martinez : « Il faut se focaliser sur les terres disponibles à 200-300 m d’altitude. Des producteurs locaux y plantent déjà de grands arbres afin d’utiliser leur ombre pour protéger les cacaoyers et faire chuter la température d’environ 2 °C. » L’impact du réchauffement climatique devrait commencer à être ressenti dès 2030. Peut-être le séquençage du génome (voir ci-dessous) va-t-il permettre de repérer les gènes résistant mal à la sécheresse et d’agir en conséquence ? Certains chercheurs s’interrogent.